Sous nos pieds, un sol vivant et coloré !

Le sol est bien souvent perçu comme un simple support : c’est de la terre, c’est marron, on marche dessus… D’ailleurs, c’est salissant quand il pleut.

Or le sol, c’est tellement plus que cela ! Je voudrais vous démontrer que :

  • Le sol est vivant
  • Le sol est coloré

A l’interface entre la roche, l’air et l’eau (géosphère, atmosphère et hydrosphère), on différencie le sol du reste de la croûte terrestre par une forte présence de vie (biosphère)… Les sols abritent en effet plus d’un quart de toutes les espèces vivant sur Terre !

L’étude des sols se nomme la pédologie (du grec πέδον, « sol », rien à voir avec les enfants !). Schématiquement, le sol se forme dans deux directions : « depuis le bas » par la dégradation de la roche-mère (couche minérale superficielle de la croûte terrestre), et « depuis le haut » par l’apport de matière organique, c’est-à-dire d’origine vivante.

Sol enrichi en matière organique sur de la roche en cours de fragmentation, dans les montagnes de l’Anaga à Tenerife, par Eva Gril

En vieillissant, le sol s’approfondit et se différencie en couches distinctes, ou horizons. Le profil de sol est l’ensemble des horizons superposés. Rien qu’en Europe, les pédologues dénombrent plus de 10 000 types de sol différents… En voici quelques-uns :

Quelques grands types de sols européens, d’après l’Atlas des sols d’Europe (entièrement disponible en ligne ici)

Contrairement à une idée reçue tenace, les sols ne sont pas toujours marrons. Cette idée tient au fait que de nombreux sols en milieu tempéré sont des sols « bruns », à dominante de marron. Mais ce n’est pas un cas général !

Les deux principales sources de coloration des sols sont :

  • La matière organique, noire
  • Le fer, d’une couleur variant selon son nombre d’électrons (la forme oxydée Fe2+ est jaune-rouge et la forme réduite Fe3+ est bleu-vert)

Voyez par exemple ce sol bien jaune grâce au Fer oxydé, que l’on retrouve dans la couleur d’une flaque d’eau à côté (n’est-elle pas magnifique cette flaque ?) :

La partie minérale du sol provient souvent de la dégradation de la roche-mère. Sa couleur peut ainsi apporter une teinte particulière au sol. Par exemple, le sable rose des Vosges du nord provient de l’érosion du grès rose, formé pendant la période du Trias (il y a environ 250 millions d’années).

En pédologie, on accède généralement à un profil de sol soit par une fosse pédologique, soit par un sondage à la tarière (voir un exemple de mise en œuvre). La couleur est alors l’un des éléments à relever, car elle peut donner des indications intéressantes. Pour décrire les couleurs, on utilise comme référence la Charte internationale des couleurs Munsell. Chaque teinte est associée à un code ; le guide en compte plus de 400 !

Détermination du code couleur d’un sol selon la Charte Munsell

La couleur peut ainsi renseigner sur la quantité de matière organique (plus foncé = plus riche en matière organique), mais aussi sur l’humidité du milieu. Ainsi, les « tâches de rouille » – accumulations locales de fer oxydé – sont caractéristiques de l’hydromorphie, c’est-à-dire la présence d’eau stagnante temporaire.

Taches d’hydromorphie observées en forêt de Mormal, lors d’un prélèvement de sol pour le projet de recherche IMPRINT autour du microclimat forestier, par Eva Gril

Sur la partie supérieure du sol, se trouve souvent une couche noirâtre et une litière de feuilles (en particulier en milieu forestier) : c’est l’humus.

L’humus est la partie organique du sol. Il faut savoir que les plantes ne peuvent pas profiter directement de la matière organique, qu’elles ne savent pas « digérer ». C’est là qu’intervient toute l’armada des décomposeurs du sol, des plus grands aux plus petits… (voir un peu plus loin la classification de la faune du sol). Cette foultitude d’organismes grignote les restes organiques jusqu’à les transformer en minéraux, assimilables par les plantes.


Fèces (excréments) de six espèces détritivores, sur six différentes litières de feuilles mortes (Joly et al. 2020)

On peut distinguer plusieurs strates au sein de l’humus, avec chacune leur petit nom de code :

  • OLn, les feuilles mortes de l’année
  • Olv, les feuilles mortes des années passées, déjà altérées
  • OF, des fragments de feuilles mélangés à de la matière organique transformée
  • OH, de la matière organique transformée, ressemblant à du « terreau »

En dessous de l’humus, se trouve l’horizon A, organo-minéral (c’est-à-dire qu’il n’y a pas seulement des restes organiques cette fois, mais aussi des minéraux). Parfois, on passe sans transition à un premier horizon complétement minéral, l’horizon E.

Selon la présence/absence, et l’épaisseur de ces strates, les pédologues classifient les humus depuis l’eumull très fin, témoignant d’une décomposition rapide de la matière organique, jusqu’au mor très épais à la décomposition lente, en passant par l’intermédiaire moder.

Un exemple de profil de sol : mor sur podzol, une épaisse couche noire d’humus au-dessus d’un horizon E blanc-grisâtre lessivé (tout les oxydes de fer sont partis en dessous !). Par Soil-Net, Cranfield University

De ces différentes classes d’humus, on peut déduire différents niveaux de fertilité. Les humus épais à décomposition lente sont témoins de sols acides, ou peu fertiles. Les espèces végétales sont pour certaines spécialisées sur des niveaux de fertilité donnés : on dit que ce sont des plantes « indicatrices » de la fertilité.

Les forestiers utilisent ces plantes indicatrices pour savoir quelles essences (espèces d’arbres) ils pourront planter, et quelle sera leur rapidité de croissance.

Par exemple, la Digitale pourpre témoigne d’une acidité du sol. Un châtaignier pourrait s’y plaire, mais pas un merisier (d’autres paramètres comme l’humidité, la profondeur du sol ou le climat sont bien sûr à considérer).

Digitale pourpre (Digitalis purpurea), par Eva Gril

Le sol est un écosystème à part entière. Les êtres vivants non seulement interagissent avec le sol, mais en font partie. D’ailleurs, il y a souvent autant, voire davantage de vie sous terre qu’au-dessus ! Dans une cuillère à café de terre, il y a plus d’êtres vivants que d’êtres humains sur Terre…

Certains organismes passent une partie plus ou moins grande de leur cycle de vie enterrés dans le sol. Par exemple le scarabée japonais, Popillia japonica, qui ne sort au grand air qu’en été :

Le cycle de vie annuel de Popillia japonica, dessiné par Thomas Shahan

La vie dans le sol peut être classée selon sa taille : depuis les plus gros, la mégafaune qui mesure plus de deux cm (on trouve dans cette catégorie les célèbres taupes !), jusqu’aux minuscules bactéries (quelques µm).

Classification des organismes du sol selon leur taille modifié d’après Swift et al. (1979), par Eric Blanchart, Joséphine Peigné et Jean-François Vian

La matière organique issue des restes de plantes, mais aussi de tous les autres organismes vivants est à la base de toute une chaîne trophique (= alimentaire) : des détritivores mangent ces restes, sont mangés par des prédateurs qui à leur tour sont mangés par d’autres prédateurs, et ainsi de suite. A la mort du dernier prédateur de la chaîne, on revient en quelque sorte à la case départ (un cadavre, c’est des restes organiques).

Par exemple : un ver de terre mange des feuilles mortes et est mangé par une grive, qui est mangée par un chat.

Grive litorne (Turdus pilaris) prédatant un ver de terre, par hedera.baltica

Ou bien : un cloporte mange des restes de végétaux et est mangé par une araignée qui est mangée par une plus grosse araignée qui est mangée par une musaraigne qui est mangée par une chouette effraie.

Cloporte (Porcellio scaber) cherchant son repas dans la litière moussue, par Bernard DUPONT. Les cloportes sont de petits crustacés au sang bleu (ils ont dans leur sang de l’hémocyanine, et non de l’hémoglobine).

Ou encore : une bactérie mange des restes du cadavre d’une chouette effraie et est mangée par un protozoaire qui est mangé par un ver nématode qui est mangé par un champignon nématophage…

Nématode pris au piège par un champignon, vidéo par Un ventre vide

Le piège mortel du champignon Arthrobotrys brochopaga : si un nématode fait l’erreur de passer à travers, l’anneau constricteur se resserre brusquement (0.1 s) par un gonflement des cellules vers l’intérieur, le nématode ne peut plus fuir… Il est ensuite digéré, grâce à un tube pénétrant sa peau produit par le champignon. (Nordbring‐Hertz et al. 2006)

Tous les maillons de cette chaîne trophique sont nécessaires au bon équilibre de l’écosystème, mais je voudrais m’arrêter en particulier sur quelques groupes cruciaux.

Les vers de terre

Les vers de terre ont un rôle essentiel dans la formation du sol. En avalant puis régurgitant des débris organiques mêlés à de la terre, ils facilitent la création du fabuleux complexe argilo-humique. La matière organique est incorporée avec les argiles minérales, ce qui permet de retenir les nutriments dans le sol. Sans cela, les nutriments sont lixiviés : ils s’en vont vers les rivières à la moindre pluie ! D’autre part, ce qui est important dans un sol, ce n’est pas seulement sa composition mais aussi sa structure. En particulier, les porosités (trous) ont un rôle essentiel, formant un sol aéré. Les trous formés par les vers de terre permettent l’infiltration de l’eau et la pénétration des racines en profondeur.

Les collemboles

Dans certaines forêts de chêne, on peut en trouver jusqu’à 300 000 par m² ! Il faut dire que ces animaux sont tout petits, ils mesurent en général bien moins de 4 mm de long… Ni insectes ni crustacés, ils forment un groupe à part parmi les arthropodes.

Les collemboles habitent sous terre ou en surface, ils fragmentent et digèrent les restes organiques. Certains possèdent un organe sauteur appelé furca, dont ils se servent pour fuir s’ils se sentent menacés. Ils sont alors capables de bonds spectaculaires : pour nous, ce serait comme sauter jusqu’au sommet de la tour Eiffel !


Extrait du film Life in the Undergrowth de la BBC

La couleur, ou l’absence de couleur, est un facteur clé pour comprendre quelle vie mène un animal du sol. En effet, les profondeurs du sol ne reçoivent aucune lumière du soleil, et la couleur est donc inutile pour les organismes qui y vivent. Les pigments colorés sont coûteux à produire, alors si personne ne peut les admirer… Autant rester transparent !

On distingue ainsi des organismes :

  • épigés (du grec epi, « dessus » et , « terre »), qui vivent la partie « haute » du sol. Ils sont généralement colorés.
  • endogés (du grec endo, « dedans ») qui vivent dans la partie « basse » du sol. Ils sont généralement transparents.

(Et aussi des organismes qui font des allers-retours entre les profondeurs et la surface du sol, par exemple les vers de terre anéciques).

Vous pouvez maintenant deviner si les collemboles ci-dessous sont plutôt épigés, ou endogés :

Pour voir d’autres splendides photos de collemboles (ou autre faune du sol) : par ici !

Les bactéries, les champignons et les racines

La majorité de la biodiversité du sol est représentée par les bactéries. Dans un seul gramme de sol, on peut trouver plusieurs milliards de bactéries, appartenant à d’innombrables espèces différentes ! Leur rôle est crucial dans de nombreux cycles comme celui du carbone ou de l’azote : c’est grâce aux bactéries que l’azote est transformé depuis une forme organique en différents intermédiaires, jusqu’à une forme minérale absorbable par la plante.

Autour de leurs racines, les plantes forment un milieu propice à certaines bactéries « amies », qui repoussent les indésirables et favorisent l’absorption des nutriments, un peu comme dans notre intestin

Nuage de bactéries (Pseudomonas sp.) autour d’une racine de Chiendent pied-de-poule (Cynodon dactylon), White et al. (2019)

Des champignons sont aussi la plupart du temps associés aux racines. On parle de mycorhizes, des symbioses mutualistes qui bénéficient à la plante comme au champignon. Environ 90% des plantes terrestres forment des mycorhizes !

La plante partage avec son champignon associé une partie des sucres qu’elle a produit par photosynthèse, tandis que le champignon fournit à la plante de l’eau et des minéraux tels que le phosphore et l’azote, qu’il récupère dans le sol grâce à ses longs filaments. Grâce à cette symbiose, les plantes mycorhizées se développent davantage et se défendent mieux contre les maladies (en savoir plus sur les mycorhizes).

Attention, tous les champignons ne forment pas des mycorhizes : il existe aussi des champignons parasites de plantes, d’animaux ou même d’autres champignons, des carnivores (comme les champignons capturant des nématodes, évoqués plus haut), et des détritivores qui se nourrissent des restes organiques comme le bois mort. Certains champignons ont ainsi un rôle crucial dans la dégradation de l’humus. La « moisissure blanche » est la seule capable de dégrader la lignine, une molécule complexe qui est responsable de la rigidité du bois, mais que l’on retrouve aussi dans les feuilles.

Mycélium (filaments de champignon) sur une feuille tombée au sol, Panama, par Eva Gril

Vous l’avez compris, le sol est un écosystème riche et précieux, cependant il est mis en danger par les activités industrielles, l’artificialisation et surtout l’agriculture.

En agriculture intensive, le sol est considéré non pas comme un écosystème mais comme un simple support, et les plantes sont des addicts « sous perfusion » : on leur fournit de engrais directement sous forme minérale, au lieu d’apporter de la matière organique au sol. Or, toute la chaîne trophique du sol dépend de cette matière organique… Avec des interventions régulières comme le labourage, les mycorhizes sont aussi exclues de l’équation. Certains qualifient les sols en agriculture intensive de « déserts biologiques ». Si l’on revient à la métaphore des racines comme des intestins externes, ce mode d’agriculture revient à éliminer la flore intestinale !

Un sol cultivé de façon intensive s’apparente à un « désert biologique » : s’il reste souvent des bactéries, la majorité de la biodiversité du sol est exclue, par Eva Gril

Mais en se privant de la biodiversité du sol, on perd aussi tous les autres bénéfices associés : brassage et structure du sol, complexe argilo-humique, limitation du lessivage et de l’érosion ou encore résilience vis-à-vis des maladies des plantes.

Finalement, il nous reste encore beaucoup à apprendre sur ce qui se passe sous nos pieds ! Le progrès scientifique, allié aux savoirs empiriques des agriculteurs, représente de nouvelles voies vers un respect du sol – ce que recherche notamment la discipline de l’agroécologie (agriculture inspirée des connaissances de l’écologie scientifique).

Pour finir en beauté, je vous laisse avec cette petite vidéo d’une parade amoureuse de collemboles, où avant l’accouplement le mâle et la femelle dansent en tête-à-tête :


Parade amoureuse de Deuterosminthurus pallipes, filmée par Philippe Garcelon

Mes sincères remerciements à mon professeur Monsieur Jabiol, éminent pédologue et pédagogue, pour m’avoir transmis son amour de l’humus et des sols.


SOURCES :

Bernard Jabiol, Alain Brêthes, Jean Jacques Brun, Ponge Jean-François, François Toutain, et al. Typologie des formes d’humus forestières (sous climats tempérés). Association Française pour l’Étude du Sol.  Référentiel pédologique 2008, Quae, pp.327-355, 2009, Collection Savoir-faire, 978-2-7592-0186-0. https://doi.org/10.13140/RG.2.1.2263.7287

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